LE COUP D'OEIL DE FRANÇOIS COADOU,
Critique d'art et enseignant à l'ENSA Limoges

Texte publié en 2020 dans le livre La 2e Triennale art nOmad 2018, quand on s'y penche...

D’abord il faut comprendre que nous ne voulons plus de ce monde-là : monde où règne la double logique de l’acquisition, de l’accumulation, de l’enrichissement et de la prédation ; monde qui prône comme seule morale l’épanouissement de plus en plus du désir et, simultanément, parce que l’un entraîne nécessairement l’autre, qui engendre la frustration sans cesse ; monde de la domination de l’Homme sur l’Homme, de l’Homme sur la nature et de leur lente et mutuelle destruction. Mais un autre monde que celui-là : celui dont rêvèrent quelques groupes ou groupuscules politiques radicaux au XIXe et au XXe siècle sous ces deux mots nets et tranchants : anarchisme et communisme (ce dernier, tel quel, à mille lieues du "socialisme réel") ; celui que voulurent et pensèrent aussi quelques mouvements ou courants artistiques de la même période.

Depuis le XIXe, en effet, l’art se trouve pour ainsi dire scindé en deux : entre un art qu’on appellera "officiel", qui assume un rôle de propagation, de décoration ou de divertissement dans le cadre donné de la société contemporaine, qui en accepte les valeurs et détermine ses formes en fonction, et un art qu’on appellera quant à lui "oppositionnel", qui refuse ces valeurs, ces usages et ces formes pour se définir, bien plutôt, comme le laboratoire d’une philosophie et d’une vie différentes : il court obstinément depuis les bohèmes du XIXe jusqu’aux situationnistes, en passant par les dadaïstes, les surréalistes, les lettristes ou encore Fluxus.

Si j’esquisse pour commencer cette opposition, et cette généalogie, c’est qu’il me semble qu’on ne saurait comprendre sans cela le projet d’art nOmad.

De quoi s’agit-il au juste ? Depuis 1999, Clorinde Coranotto, son initiatrice, ensuite rejointe par son assistante et complice Aurélie Verlhac, parcourt les routes à bord du camion aménagé qui lui sert à la fois de lieu mobile d’exposition mais aussi de plate-forme à partir de laquelle mener un ensemble d’actions en direction des publics, comme des ateliers de création. À première vue, cela ressemble beaucoup à une entreprise de "décentralisation", de "démocratisation", de "méditation" - utilisons pour le moment le vocabulaire obligé - dont tout le propos serait de faire toucher l’art et même mieux de le faire découvrir à des "publics éloignés" (reprenons, là encore, un terme autorisé, proposé par le ministère de la Culture): ceux, en l’occurrence, des campagnes du centre de la France. Au fond, ce ne serait déjà pas si mal ! Sauf que la ressemblance, à bien y regarder, se révèle en réalité trompeuse. Lorsqu’on écoute Clorinde Coranotto, on se rend compte, en effet, que c’est tout le projet lui-même qui se trouve envisagé comme une oeuvre : une oeuvre d’art. Et c’est par là qu’il se rapporte justement à la généalogie que j’esquissais précédemment.

Le projet d’art nOmad repose, pour le dire autrement, sur un système de postulats qui sont autant de points de vue, ou de prises de position, qui le situent précisément et qu’il vaut peut-être la peine de repérer et de considérer.

1/ L’oeuvre d’art n’est pas nécessairement un objet. Si c’est là une option, une définition qui a dominé dans l’histoire de l’art, elle se trouve, depuis le XXe siècle, remise en cause. À plus forte raison que, dans le contexte de développement de ce que Horkheimer et Adorno ont appelé l’industrie culturelle, ainsi que dans le contexte plus large déterminé par la société de production et de consommation de masse, cet être-objet a facilité l’identification, l’assimilation, la réduction de l’oeuvre d’art à la marchandise. Mais l’oeuvre peut aussi prendre une autre forme que cela : 
être un faire, un agir, un oeuvrer. Tout un ensemble de pratiques qu’on regroupe et désigne, communément quoique confusément, sous le terme "performance". 

2/ Une oeuvre - qu’elle soit performance ou qu’elle soit même objet - ne saurait se réduire à l’acte d’un auteur offert à l’attente d’un récepteur. Si l’oeuvre vaut comme expérience, et comme expérience du sens, on sait que cette opération de sens ne se produit pas dans une seule direction : d’un auteur (actif), à travers l’oeuvre, en direction d’un récepteur (passif). C’est une conception naïve et rétrograde de considérer que le sens, un sens captif et définitif, le bon sens, serait mis dans l’oeuvre par l’auteur : à charge au récepteur, respectueux et scrupuleux, de l’appréhender, de l’acquérir, ou pas. Au contraire, une opération de sens est forcément une co-opération : elle est forcément une rencontre. Le récepteur ne saurait être considéré comme récepteur attentif et passif d’un sens prédéfini, d’un sens préétabli qui existerait quelque part ailleurs - où ? - en dehors de la rencontre qui a lieu avec lui. Pour reprendre la terminologie de Pierre Macherey, à côté du producteur de l’oeuvre, le récepteur se révèle en être un re-producteur. Il la re-produit, c’est-à-dire qu’il la produit lui aussi, à nouveau, dans le moment où s’y réfère. Il l’achève. Il l’effectue comme sens : comme sens en vie. Il en devient donc co-créateur ; co-auteur. 

3/ L’auteur, justement, n’est pas seulement une notion littéraire ou artistique. C’est aussi une notion politique. L’auteur, c’est celui qui a autorité. Et disséminer l’autorité artistique, c’est aussi disséminer l’autorité politique. L’existence d’une classe spécialisée de créateurs, ou artistes, n’est que le produit d’une société organisée en classes, ou en castes, c’est-à-dire d’une société où triomphe la logique de domination, où les uns disent et les autres écoutent, où les uns décident et les autres suivent. Une société qui produit cette différence et qu’en retour elle renforce, ou conforte, dans l’idéologie. On lui préférera, si vous le voulez bien, une société de créateurs, celle dont parlèrent beaucoup les lettristes et, à leur suite, les situationnistes : une société où tous épanouissent leur puissance d’oeuvrer, leur puissance d’agir, leur liberté.

4/ Loin de ressortir de l’utopie, c’est-à-dire d’un autre lieu, d’un autre monde, qui serait celui de la théorie, où tout se passe toujours bien comme on sait, mais pas de celui de la pratique, où ça tourne toujours mal, et même de mal et pis, loin de là, dis-je, tout cela peut s’expérimenter, s’accomplir déjà sur la base de ce que, comme le soulignait Michel de Certeau dans L’Invention du quotidien, il existe, en réalité, mille formes de résistance, furtives mais opiniâtres, à la domination ; mille formes de réappropriation de cette puissance ; mille formes de création. Sous la frustration et la passivité de la survie, demeure malgré tout le désir d’agir, d’oeuvrer, de créer : le désir de vivre. L’enjeu devenant, stratégiquement, de faire croître ce désir, ces expériences, de les développer, de les propager : jusqu’à ce que ces expériences emportent tout.

Voilà bien, je crois, l’enjeu d’art nOmad et ses postulats.

Clorinde Coranotto parle parfois de sa démarche comme de celle d’une entremétologue : comme de celle, presque, d’une entremetteuse. Quelqu’un qui organise des rencontres. Mais ce n’est pas "la rencontre entre les publics et l’art". Ce n’est pas de la "décentralisation", qui suppose toujours un centre. Ce n’est pas de la "démocratisation", qui suppose toujours l’absence, l’irréalité de la démocratie. Ce n’est pas de la "médiation", qui suppose un sens préétabli, prédéfini. C’est la rencontre en tant qu’elle est l’essence même de l’art. Si tant est que la création, la création véritable, soit une advenue du sens, elle est acte de co-création, de co-opération dans une pleine et entière horizontalité, et dans l’horizon d’un bouleversement, dans l’horizon d’un basculement du monde.

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