AU MILIEU, HORS PAYSAGE
Par Michel Collet, artiste performeur, professeur à l’Institut supérieur des beaux-arts de Besançon Franche-Comté.


Texte publié en 2014 dans le livre art nOmad se manifete !

Venant en droite ligne des visions symboliques héritées des expériences premières, art nOmad est immergé dans ces mêmes flux, qui produiront les fresques magiques du pariétal ou les cris bruitistes des arts sonores du XXe siècle, bousculant la pensée raisonnante et classificatrice ; Dada s’élevait contre la séparation des mots et des choses, mixant la danse et la poésie, disloquant les limites entre théorie et action. L’expérience art nOmad est précisément à cette jonction du verbe et du monde... de l’art et des Travaux des jours...
Au fil d’une prospection exploratoire dans les territoires du quotidien, menant un arpentage en direction de quelques zones rares de la carte : le paysage et ses habitants, les routes et les villages. Cependant nous souhaiterions au fil de ces remarques dépasser un parti pris, ce cliché du déclenchement que serait censé produire l’art dans l’espace rural, tout au mieux un état, entre le monde et quelques images de référence – car il serait dans ce cas question d’un désert (la campagne) et toujours d’une fin (imaginée) des utopies ou de leur retour ; ce serait ne pas penser les ruptures mises en jeu par les artistes, par art nOmad, et croire encore que l’art peut être ainsi assujetti... à la philosophie... ou à un territoire : nous avions engagé une réflexion à la fin des années 1980 à partir d’un objet théorique que nous nommions les Extérieurs, corpus d’idées construit, recueilli dans l’imprédictible d’une opération intitulée Les Mille Étangs, dans une région située sur un premier plateau adossé aux Vosges. Il s’agissait, comme dans la marche d’art nOmad, de conduire plusieurs processus en art actuel en milieu rural, quand l’expérience, les dispositifs en art sont mis en jeu pour l’essentiel dans l’espace de la vie sociale, de la vie dans laquelle nous vivons, à distance des centres traditionnels de monstration de l’art contemporain. Les Extérieurs, c’est une idée qui appartient à ce moment, précisément quand l’art déborde les butées d’une conception fondée sur une topologie, une carte, une spécificité du site, une attache particulière. Il n’est ainsi pas possible de rabattre la puissance d’agir d’art nOmad sur une vision paysagère, ou de la contraindre dans un rapport entre un dedans (l’art) et un au-dehors (l’espace). Le symposium des Mille Étangs a eu lieu à cette époque, quand Gilles Deleuze et Félix Guattari publiaient Qu’est-ce que la philosophie ?, souvenons-nous, Deleuze et Guattari, dans des pages magnifiques, écrivaient : "Il [l’artiste] a vu quelque chose de trop grand, de trop intolérable aussi, et les étreintes de la vie avec ce qui le menace, de telle manière que le coin de nature qu’il perçoit, ou les quartiers de la ville, et leurs personnages, accèdent à une vision qui compose à travers eux les percepts de cette vie-là, de ce moment-là, faisant éclater les perceptions vécues dans une sorte de cubisme, de simultanéisme, de lumière crue ou de crépuscule, de pourpre ou de bleu, qui n’ont plus d’autre objet ni sujet qu’eux-mêmes(1)."
art nOmad donne existence à une œuvre, en démontant les perspectives et un format du regard, mordant la ligne qui fait séparation entre spécialistes et amateurs, selon les taxinomies de l’habitude qui ont trop souvent contribué à tracer tant de fausses distinctions entre art et non-art... Nous avons rejoint le camion d’art nOmad à ce moment, lorsqu’il était installé en salon de disputatio, au beau milieu d’une foire agricole parisienne, dessinant dans une ruralité de théâtre, un camp de prise de parole pour les visiteurs et quelques spécialistes/non-spécialistes invités. Ce fut là le lieu d’un symposium, d’un "je prends part... je vois et ouïs le tout", un engagement sur les traces du sensuel et sauvage Whitman(2) projeté au milieu de l’assemblée, à contre-courant, ce fut une mise en circulation d’un potentiel entre les visiteurs ; les invités étant en charge de porter la dispute, comme dans le jeu scolastique où jadis, écrit Roland Barthes, « il était parfois demandé au répondant [...] de défendre des impossibilia(3) ». Ce projet mêla critique et installation, convoquant la parole, un résumé en performance. Les débats dans l’espace clos du camion d’art nOmad baignaient dans une touffeur électrique, renvoyant à une expérience de corps à corps, à celle d’une matérialité sensuelle du discours. On peut penser que l’enclos ici, le camion, comme sur les routes du Limousin, est un condensateur, lieu de rien mais condensateur d’expériences, que l’on se souvienne de William Burroughs, qui, pour de pareilles expériences vitales, travailla la langue du cut-up dans "la boîte à orgone", enclos de tôle et de laine. Le débat performatif se déroula à huis clos, esthétique, politique, histoire, littérature furent convoquées dans un jeu bigarré de questions et de développements qui s’engagèrent en improvisations, se complexifiant, quittant leur axe...

Lors de multiples opérations, art nOmad propose des vidéos d’artistes, à projeter à la maison, chez l’habitant, dans un jardin, au salon, dans le dispositif de la vraie vie ou des ateliers in situ, des résidences itinérantes de performeurs... à partir d’actions concrètes, dans une cour d’école, le long d’une forêt... Ainsi plus que d’affirmer une vérité sur l’art, art nOmad active des circulations, jusqu’à les rendre perceptibles, proposant un non-savoir comme pour ouvrir la ligne d’horizon, déplaçant les catégories, déplaçant les lieux d’intervention, multipliant les tentatives pour donner au monde de la sensation une chance d’advenir. Les acteurs d’art nOmad sont artistes, artistes invitant des artistes, déployant un art, invités à déplier la carte d’un paysage, toujours dans un jeu de proximités parfois étranges, et tellement proches du regard et de la voix, qui opte pour la désoumission des regards, de la parole, des corps à leur quotidien. Salman Ruschdie fait dire à l’un de ses personnages, Solanka, qu’il oeuvre "comme les grands toreros, au plus près de la bête ; à savoir, en utilisant les matériaux de sa propre vie et de son entourage immédiat, et, par l'alchimie de l'art, en les rendant étranges(4)".
C’est cet "au plus près" qui toujours semble fonder l’action, la mise en œuvre de l’art qu’art nOmad affirme, tout en la parcourant avec le spectateur. Le dispositif n’est pas un centre, une arène ni une frontalité propre à l’exposition, il est une mobilité, qui distingue le monde figuré du monde réel, un mouvement sur l’immensité au-delà des routes. Dispositif de démesure du monde, si loin ou très proche, et ceci tient en partie à un nomadisme singulier qui parvient à relier la fluidité d’une dérive dans laquelle est inscrit son geste, dans l’art et la présence, à un pays qui paraît installé – il est mouvement aussi – et que font vivre ses habitants. C’est par cette déprise des contraires trop faciles qu’art nOmad peut initier autant de champs de tension intermédiaires, à partir de propositions, de partages, d’ateliers, et condenser des expériences essentiellement réelles, poétiques qui se déploient entre le statique et le mobile.

(1) Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est–ce que la philosophie ?, Paris, Éditions de Minuit, 1991.
(2) Walt Whitman, Feuilles d’herbes, 1855, traduction de Gilles Mourier, Paris, Jean-Paul Rocher éditeur, 2011.
(3) Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, Paris, Éditions du Seuil, 1971.
(4) Salman Rushdie, Furie, Paris, Plon, 2001.

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