ART NoMAD. PROCHE, SOCIAL, CRÉATIF, LUDIQUE, LUCIDE.
Par Paul Ardenne, agrégé d'histoire, docteur en histoire de l'art et de l'esthétique, maître de conférences à l'université Picardie Jules-Verne d'Amiens et commissaire d'exposition


Texte publié en 2014 dans le livre art nOmad se manifeste !

Lorsqu’elle lance, au tournant des années 2000, l’expérience "art nOmad", Clorinde Coranotto agit en artiste isolée.
Géographiquement d’abord : elle s’est installée avec son compagnon dans une vieille maison de famille non loin de La Souterraine, à Arnac-la-Poste (département de la Haute-Vienne), au lieu-dit de La Salesse.
Médiatiquement ensuite : vivre dans un coin reculé de notre beau pays, se prévaudrait-il de la calme et austère beauté du Limousin, n’est guère propice à soutenir les carrières et à les accélérer.
Artistiquement enfin : "art nOmad", comme l’indique son intitulé, postule pour une création artistique que l’on accomplit en se déplaçant d'un point à un autre, selon un mode itinérant. Le O majuscule et en caractère gras de nOmad, s’il évoque le cercle, évoque tout autant la roue, qui facilite le déplacement, et le pneumatique automobile. Or vivre à l’écart des grands circuits de l’art, circuit national, essentiellement parisien, circuit international, développé au plus loin du centre de l’Hexagone et de son fameux "désert français", rend plus que difficile le tracé d’un circuit d’excellence d’office pertinent pour la bonne marche de l’opération, et garant d’un succès rapide.

Hors-d'œuvre - quelques repères

Née en 1967, Clorinde Coranotto hérite, par ses origines italiennes, de l’amour péninsulaire naturel pour les choses de l’art. Elle grandit dans le Midi français, à Cannes, dans la compagnie d’une famille liée de près au peintre russe Dimitri Stelletski, et qui affectionne la peinture.
Se destinant à la carrière artistique, la jeune Clorinde rencontre ses premiers déboires quand elle intègre en 1986 l’univers des écoles d’art, celle d’Aix-en-Provence d’abord, celle de Toulon en un deuxième temps, où elle rentrera plus ou moins dans le rang, puis celle de Strasbourg. Sans en faire une rebelle (elle devient enseignante à l’école d’art de Limoges en 2003 et obtient en 2009 son diplôme de fin d’études), son aversion des codes esthétiques établis et du formatage intellectuel, son penchant irrépressible, aussi, pour l’"art pour tous" et l’art brut la classent du côté, sinon des insoumis, du moins des réfractaires. Scolastiquement parlant, les années 1980-1990 privilégient plus volontiers la création dite "néoconceptuelle", intellectualisante plus que plastique, et d’esprit plus élitiste que démocratique. Cette option pédagogique, que justifie alors le "mainstream" esthétique, ne rencontre que partiellement l’adhésion de Clorinde Coranotto, que passionne déjà la création dite "autodidacte", autant celle des "singuliers" (le photographe Gilles Ehrmann à propos des artistes de l’art brut) que des "primitifs" modernes, de Beuys à Baselitz en passant par ces inclassables que sont les naïfs ou les fous, du Douanier Rousseau à Ferdinand Cheval, Séraphine ou encore l’abbé Wölfli.
Pour déjà complexe qu’il soit (la raison y côtoie et fraye avec son contraire, la déraison), ce jeu d’influences se double encore, chez Clorinde Coranotto, d’une passion pour la création de type "process", exécutée sans programme ou en fonction d’un postulat de départ que l’artiste pose comme préalable à un développement qu’il décide de ne pas contrôler ou superviser en tout. David Medalla, Gordon Matta-Clark, Robert Filliou, tous connus comme des apôtres de la création non programmatique, vont prendre pour elle rang de références patristiques, en achevant de pétrir sa conscience artistique. Une conscience de l’art inscrite dès lors sous un double emblème. D’une part, le principe, à préserver le plus possible, de la libre expression ; d’autre part, la défiance à l’égard de toute programmation trop affirmée.
Quand elle crée, en 1999, art nOmad, structure de promotion de l’art contemporain en milieu non artistique (en région Limousin, d’abord, puis autre part et sans limitation de lieu), Clorinde Coranotto choisit le principe souple de l’association. C’est là donner des gages, de manière anticipée, à une création à même d’évoluer vers le travail collectif. Malgré l’intérêt de la direction régionale des affaires culturelles du Limousin, les débuts de l’association sont difficiles, faute de moyens – l’artiste se lance avec 2 000 maigres euros pour toute encaisse, et constitue au fil du temps une trésorerie solide en partie avec ses propres deniers. La crédibilité croissante des interventions d’art nOmad, leur succès populaire, le relais positif et innervant qu’assurent à l’association presse locale et télévision régionale attirent bientôt sur cette dernière l’intérêt des autorités locales, artistiques comme administratives, du conseil général de la Haute-Vienne à la région Limousin et au-delà. À mesure que gonfle l’enveloppe de la subvention, l’association se dote de personnel mais aussi d’outils et de matériels à même d’optimiser sa fonctionnalité pratique. Un palier décisif est gravi en 2005-2006 lorsque le véhicule art nOmad prend forme, notamment grâce à un mécénat privé conséquent. Pensé en 1999, il est créé sur mesure, en concertation avec un constructeur de véhicules ambulants. C’est avec une équipe de carrossiers que Clorinde Coranotto (aidée d’Aurélie Verlhac) met au point un système afin de mieux identifier le fourgon neuf. Peint aux couleurs du Limousin, celui-ci adopte la forme des camionnettes des commerçants en milieu rural, que caractérise leur large ouvrant latéral, prolongé ici d’un toit aménagé en plateforme-terrasse. Consécration de cette mobilité au principe du projet initial de l’artiste, que facilite grandement ce "véhicule-jonction".

La création n’est pas seule

Les premières "opérations" artistiques de Clorinde Coranotto prennent d’emblée valeur de définition : l’artiste, d’abord en solo, à la tête par la suite d’une équipe de collaborateurs, investit écoles, festivals, places publiques, fêtes locales, petits marchés, lieux touristiques du Limousin pour y promouvoir une création d’office "participative".
Ses travaux inauguraux, en 1999, dans le périmètre d’Arnac-la-Poste, ont valeur d’indices d’une œuvre dont la vocation au partage ne variera plus. Des enfants, sur invitation de l’artiste, se mettent en chasse d’un monstre tapi dans un lac, ils conçoivent cannes à pêche et épuisettes singulières, faisant, au passage, l’apprentissage de la pêche en eau douce. La même année, les écoliers de la primaire d’Arnac-la-Poste sont conviés à réaliser une fresque au moyen d’un balai confectionné avec du genêt, une plante abondante dans la région, et ce, sur un mode "polémique" : chaque élève y va de sa couleur et de sa conception de la beauté coloriste, qu’on pressent personnelle et non soluble dans la conception de ses petits camarades. Des ateliers itinérants dans la campagne suivent de peu cette offre initiale, qu’il s’agisse de dessiner au charbon en pleine nature ou de concevoir un parc d’animaux exotiques sculptés avec les moyens du bord, de nouveau en sollicitant le concours de la population...
Clorinde Coranotto, plutôt qu’opérer pour elle-même, en atelier, en suivant une ligne créative moulée dans un idiome lui appartenant en propre, opte indéfectiblement pour l’œuvre collectivement réalisée. Cette œuvre, ainsi qu’en font foi ces quelques exemples, elle choisit d’en être l’initiatrice mais non la réalisatrice, en tout cas pas de manière formelle, directe ou régalienne. Une telle méthode, forme particulière de "travail de l’art" née avec les avant-gardes du début du XXe siècle, en particulier le dadaïsme, redéfinit l’acte artistique dans un sens multiforme, ouvert et socialisant. L’artiste abandonne sa traditionnelle auctoritas, cette autorité porteuse étymologiquement de la notion d’auteur. Il consent, dans la foulée, à se faire "propositor", mot forgé et usité par la Brésilienne Lygia Clark, elle-même adepte de la formule participative dans ses actions collectives des années 1969-1970, demeurées légitimement fameuses (à plusieurs personnes est demandé d’habiter un vêtement collectif conçu par l’artiste, par exemple).
Imposer une manière de voir ou de concevoir ? Non. Plus humblement, plus expérimentalement aussi, "proposer" à autrui un moment de créativité, sur un mode processuel. Vivre la création en marche à plusieurs, accueillir l’accidentel comme la norme, le convenu comme l’inattendu, et advienne que pourra !

L’art comme initiative publique

Clorinde Coranotto ou l’initiative. Lancer un projet, susciter une dynamique. Dynamique "partageuse", en l’occurrence, comme le confirment, à une échelle plus grande – celle, cette fois, d’un village –, les 1res Journées du parfait petit nOmad, qui s’installent en 2002 sur la place publique d’Arnac-la-Poste, et qui connaîtront en d’autres lieux de la région Limousin des éditions ultérieures. L’atelier sans murs que met en place l’artiste est ouvert à tous, on y construit des huttes, on y "encombre" des espaces avec des objets ramassés çà et là... Clorinde Coranotto, encore, toujours sous l’étiquette "art nOmad", peut inciter à opérer avec elle ou en solo un autre artiste : le rookie Nicolas Savoye, Éloïse Nédellec, invitée en résidence, ou encore Aurélie Verlhac et Julien Cadoret, qui interviendra, ce dernier, dans le camion de l’association opportunément changé en espace d’exposition et de performance... Organiser rencontres et expositions, séances de projection de type "veillées à la maison" (avec des oeuvres issues de la collection du fonds régional d’art contemporain du Limousin), discussions et dégustations de produits locaux, suivre un travail d’artiste, y mettre à l’occasion la main, le tout dans une bonne humeur rafraîchissante, la pratique artistique changée opportunément en apparent délassement... Certains, qui voient au plus court, crient au farfelu, au folklore, au "n’importe-quoi". C’est leur droit. D’autres préfèrent retrouver là, derrière les actes débridés et le côté "spontex" de ce type d’opérations, l’actualisation de pratiques d’art auxquelles est depuis longtemps déjà reconnue leur noblesse esthétique, de Dada à Gutaï et Fluxus, du néodadaïsme aux festivals parisiens de la libre expression, entre les années 1910 et 1960.
Créer de manière participative. Sur le papier comme en intention, la démarche peut paraître facile. Contribuer à l’élaboration d’un projet artistique, a priori, est tentant. L’expérience, contre toute attente, montre qu’il n’en va pas ainsi. Toute création participative, à son amont, réclame un prétexte, une sollicitation en rapport avec une situation donnée – sa dénotation "contextuelle", pour le dire plus savamment. Clorinde Coranotto, sans doute, se présente devant la collectivité avec son énergie, forte de son stupéfiant vouloir-vivre, vite familier à quiconque fréquente cette artiste à faconde aussi survitaminée que sans cesse en action. Cette bonne volonté communicative, pour autant, ne saurait suffire, elle est un embrayeur, tout au plus. Pour que "prenne la sauce", un mobile, une raison à l’action sont requis. Nulle création, qu’elle émane d’une volonté individuelle ou d’un groupe, ne surgit ex nihilo, sans, sans une justification mise en exergue, qu’il en aille diversement de l’envie, du désir, d’un besoin de reconfiguration esthétique ou de contestation, de l’attente d’un moment de tension ou de décrispation. C’est à cette seule condition : sa nécessité factuelle, rendue pressante, sa contextualisation, que l’oeuvre d’art collective émerge, se donne cours, s’impose.
Quel serait le fondamentum, le principe créatif sur lequel s’appuie Clorinde Coranotto ? Réponse probable, au vu de la production de l’artiste, et de sa "manière" : l’activation de la créativité générale. Créer, chacun, a priori, en a envie. Il suffit, pour transcender l’envie, et pour la convertir en acte, d’une occasion, d’une occurrence, d’une mise en forme. L’important n’est pas tant l’œuvre que l’on va réaliser que sa mise en chantier, outre sa réalisation proprement dite, impliquant que l’on remonte ses manches. Qualité du résultat, noblesse de la réalisation ? Ce n’est pas là le primordial, l’on n’aspire pas derechef au chef-d’œuvre. L’art du XXe siècle, à cet égard, nous affranchit de nos préjugés. Ne nous a-t-il pas enseigné que l’on peut "faire art" de mille manières, y compris en dilettante ou en fainéant et, surtout, avec une économie de moyens rendant accessoire le recours aux pratiques hyperspécialisées ou aux matériaux de gloire, huile sur toile, marbre ou autre coulée de la forme dans le bronze ? Marcel Duchamp, en son temps, travaille avec des objets achetés dans le commerce, de la poussière et des bouts de ficelle, et Walter de Maria ou Pino Pascali, leur heure venue, en exposant, qui de la terre pelletée dans la campagne, qui de l’eau de mer. Gaston Chaissac, quant à lui, utilise, pour composer ses touchantes "sculpto-peintures", des pierres calcaires ramassées dans les champs. Tous, cependant, ont leurs impérieuses raisons de "faire". Pas d’art sans Kunstwollen, sans "volonté d’art", comme en arguent les esthéticiens.

Le vampirisme et l’échange

2003, puis 2009 : interventions sur le site de l’association d’insertion Maximum ; 2005 : tournage collectif d’un reportage TV ; 2006 : intervention avec les pilotes de l’armée de l’Air sur le tarmac de l’aérodrome d’Ussel ; 2006 encore : "Repas cochon" au Salon international de l’agriculture de Paris et timbres géants réalisés par telle population locale en vue d’un affichage public sur les murs des maisons ; installation de l’Araignée, sculpture géante de Jean-Claude Fourlon dans le lac de Mondon ; 2008 : ateliers itinérants avec créations plastiques faites au moyen de cartons d’invitation à des expositions et de guides d’art contemporain ; 2009 : exposition de photos ratées... Un inventaire, même hâtif, de quelques-unes des dizaines d’actions engagées par art nOmad fait état de ce devoir imprescriptible, pour l’artiste : ne jamais venir sans préparer l’intervention, sans une offre tangible au regard du contexte local. Pour conventionnelle qu’elle puisse parfois paraître dans ses résultats (l’art enfantin, par exemple, se nourrit de codes bien à lui, sans cesse reconduits, entre schématisation symbolique et amplification coloriste), la création est bien ici site specific, déterminée par l’espace-temps où se déploie l’acte de mise en commun de l’énergie créative.
L’objectif de Clorinde Coranotto est social : pas de création qui ne soit l’objet d’une mise en commun (plutôt festive, ludique et décontractée dans son cas, allégée si possible de la dimension tragique de la vie) de la pratique et des sens conjugués. L’optique recherchée, c’est de faire d’un moment d’art une aventure cénobitique, sinon une fête. Clorinde la Limousine, ce faisant, abdique-t-elle toute individualité, s’affranchit-elle de toute perspective personnelle ? Pas vraiment. Elle-même, via art nOmad, développe bien un projet propre, celui-ci, d’être distribué, se trouverait-il inévitablement dissous dans l’ouvrage de relève généré par les intervenants qu’elle convie à créer. Le souci permanent de l’artiste, pour autant, c’est de clarifier sa propre pratique, afin que son œuvre ne lui échappe pas en tout. Preuve de ce besoin de clarification : ses "agendas" personnalisés prenant la forme de somptueux et denses cahiers d’artiste, ainsi que ses "tabliaux", autant de carnets de bord d’une création à la fois pour autrui et pour soi.
Derrière l’apparent désordre des créations orchestrées par art nOmad se tapit en fait le goût pour la démarche claire et positionnée : nature précise de l’œuvre engagée, statut et finalités, en particulier relativement à la distribution de l’énergie humaine, ce très intéressant carburant de l’anthropisation, du devenir humain de l’humanité, rien de tout cela n’est tout à fait et en tout laissé au hasard. Apprendre de l’apport d’autrui, oui, en pratiquant l’"autrisme" artistique, à ne pas confondre benoîtement, dans ce cas, avec le classique altruisme. L’artiste, pour l’occasion, sert l’Autre dans la mesure avouée où le don de soi appelle un contre-don, selon un schéma d’obligations réciproques bien connu des anthropologues et des ethnologues. Je donne non pour reprendre mais pour recevoir en retour, je me fais l’obligée pour que l’on soit mon obligé, à parts égales.
Le "participatif" peut n’être qu’une forme dévoyée du divertissement – c’est expressément le cas quand rien n’est exigé en retour des personnes qu’implique le propositor. Clorinde Coranotto, à dessein, pratique pour sa part sans masque un vampirisme de bon aloi, dont le but n’est pas de vider l’Autre de son sang, de l’anémier et de le dominer mais, dans une optique sociopédagogique, de recevoir de lui à la mesure du don consenti par elle-même. Je te donne mon envie de te voir œuvrer, tu me donnes en retour ton temps, ta façon à toi de mettre en forme les choses, le monde dans lequel tu vis, qui est aussi le mien.

L’"entremétologie", une proxémique

art nOmad, en cela, ne promeut pas tout bonnement des "événements", toute intervention de l’association, où qu’elle se déploie, serait-elle toujours un événement en soi, annoncé qui plus est (publicité par voie de presse, notamment). Voir surgir dans la rue, sur une place publique ou sur la berge d’un lac de montagne une ou des intervenants se présentant à la population comme autant d’agents de créativité plastique, sans nul doute, a de quoi surprendre. Cette irruption festive n’est pas sans rappeler l’arrivée dans nos campagnes, à l’âge médiéval puis classique, des montreurs d’ours, des cracheurs de feu, des saltimbanques, de la commedia dell’arte et autres colporteurs de la fameuse Bibliothèque bleue. Mais alors, à ceci près : cette fois, public, on ne fait pas que regarder, il faut aussi mettre les mains dans l’art. L’événement, s’il advient, résulte d’une logique d’avènement – avènement, ici, de quelque acte attendu non plus de l’auteur-acteur mais de son spectateur devenu acteur et qui suggère une esthétisation, une refonte de la représentation, un désordre momentané mais productif et sensible instillé dans le cours des choses ordinaires. L’équivalent d’un au-delà au seul spectacle.
Pratiquer de main de maître l’entremise n’implique donc pas que Clorinde Coranotto se satisfasse du statut d’"entremetteuse". L’"entremetteur", en matière de médiation culturelle, c’est l’animateur : celui-ci met en forme pour un public des œuvres qui ne sont pas les siennes. Le néologisme d’"entremétologue", créé non sans à-propos par l’artiste pour s’autoqualifier, s’impose du coup avec entregent s’il s’agit de nommer au plus près la manière de faire d’art nOmad, mise en jeu, dans le même mouvement, d’un public et du principe de la conception d’une œuvre par ce dernier. Si l’une des deux parties n’a pas cours ou s’absente, l’art n’a simplement pas lieu, inutile dès lors que le comédien continue à débiter sa tirade devant un auditoire qui a déserté – dans ce cas, dit en termes analogiques, il n’y a plus ni comédien, ni texte à déclamer.
Ainsi comprise, l’"entremétologie" n’est pas sans entretenir un lien intense avec ce que béhavoristes et spécialistes du comportement humain social nomment la "proxémique". Science des rapprochements physiques entre individus, cette discipline fort mécaniste qu’est la proxémique se montre en fait très informative. Elle se fait fort en particulier de nous instruire, et du rapport entre distance et relation à autrui, et de ce que vient signifier, en termes de socialité, la distance intercorporelle. Je te parle ma bouche placée à moins de soixante-dix centimètres de ton visage ? J’entre dans ta sphère intime et privée, m’indique le proxémologue. Je suis à un mètre de toi ? Nous faisons société. Je marche à plus de quatre mètres de toi sans te regarder ? L’indifférence entre nous est à son comble, la désocialisation est patente.
D’un point de vue proxémique, la stratégie d’art nOmad est clairement celle du rapprochement intercorporel. Abouter les corps étrangers, oui ; faire en sorte que leur rapprochement ne reste pas stérile et sans fruit, oui aussi. L’art, toujours, est affaire de connexion : entre un artiste et son obsession, entre un public et une œuvre. Le travail de l’entremétologue, dans cette perspective, postule pour l’accentuation active. Il s’agit d’opérer envers autrui de manière que les corps se serrent le plus possible les uns les autres, l’art vécu comme pratique mise en commun servant, pour l’occasion, de liant.

Une auto-pédagogie

Une certaine prudence s’impose, eu égard à la nature véritable d’art nOmad, si tant est que l’on interroge une autre des obsessions de Clorinde Coranotto : ne jamais opérer en pure perte, ne pas laisser la partie belle au temps, qui avale tout. Le danger de la création éphémère est celui de la perte de substance. Sinon quelques témoignages (photographies, films, récits oraux), rien bientôt n’en reste. Accompagner la création d’un volet réflexif et d’une archive méticuleuse, dans cet esprit, c’est éviter que la destruction par le temps, prodigue d’amnésie ou d’oubli, se fasse trop vite.
L’essentiel de la tâche de Clorinde Coranotto, ainsi, prend corps dans cet acte de lucidité : l’introspection esthétique. L’atelier de l’artiste, à La Salesse, a tout de la bibliothèque borgésienne – infinie, impressionnante, sidérante même par le nombre de ses entrées de papier : murs tapissés de réflexions, graphiques diversement colorés (avec un code couleur particulier, à fonction mnésique), agendas précis, inventaires de faits, d’actes, de lectures savantes... sans oublier, par l’artiste, la mise au point d’un lexique n’appartenant qu’à elle, l’usage de mots-valises dont la fonction est de qualifier-calibrer au plus juste la nature de ses travaux, de sa méthode et de son entreprise poétique : arteur, (s’)intercroiser, fabuloser, idéothèque, oeuvrette, référangement, transponter... oeuvrer de manière efficiente, pour la circonstance, commande archivage, briefing et debriefing, théorisation aussi. En la matière, il serait réducteur de confiner art nOmad au statut de structure entrepreneuriale, ce qu’elle est bien en effet : près de 100000 euros de budget de fonctionnement à présent, une décennie après sa création, plusieurs membres permanents rétribués, un planning chargé. Tant autant s’avérera-t-il un peu court d’en faire une formule artistique "réseau", en référence à un type de travail ayant beaucoup mobilisé les artistes depuis les années 1960, parallèlement à la mode des "collectifs", et que qualifie leur finalité d’abord et avant tout, qui vise la socialisation, l’art étant requis dans ce cas comme un ferment de socialisation générale sinon comme "fait social total". art nOmad, plutôt, entend bien jouer sur deux terrains. Celui, d’une part, de la créativité diffuse, de l’exploitation de la formule beuysienne "Tout homme est un artiste", de manière animationnelle et, dans certains cas, spectaculaire : il faut se rappeler, à cette entrée, les deux participations de l’association au Salon de l’agriculture (2006, 2011), sur le stand du Limousin, qui ont fait date par l’inventivité des prestations offertes au public (conférence confidentielle, discussion sur le toit du camion installé là pour la circonstance, mise en place d’une grue pour consommateur de charcuterie volante, etc.) ainsi que par l’intérêt manifesté pour celles-ci par l’auditoire présent. Celui, d’autre part, de la poétique. La masse théorique produite par Clorinde Coranotto, si dense qu’elle n’est pas loin de faire de cette dernière une artiste "conceptuelle", signale à l’envi combien l’important, hormis l’oeuvre d’art à proprement parler, c’est aussi le discours que génère la mise en forme de celle-ci, outre la connaissance qu’elle infuse. Le grand modèle avoué de l’artiste, s’en étonnera-t-on, est représenté par Robert Filliou, un artiste en son temps passionné par la question de l’"unité" (tout faire tenir ensemble, à commencer par les contraires) mais aussi par la pédagogie, conscient qu’il n’y a pas d’art qui marque sans un enseignement apporté sur la nature de notre relation à l’univers du sensible. Les graphiques, diagrammes et autres écritures à la craie sur des tableaux de classe qu’affectionne de tracer, sur le modèle de Filliou, Clorinde Coranotto, ne sont pas envahissants par hasard. S’ils accompagnent au jour le jour sa création, ils en sont aussi le relevé méthodique et structurant, une mémoire écrite de l’acte artistique ayant tout à la fois valeur de règle et d’hypothèse. Le tangible et le potentiel dans un même énoncé.

L’Expression reconnaissante

Mettre en exergue la créativité diffuse que recèle chacun d’entre nous, serait-il dénué de toute pulsion artistique : cette entreprise, que Clorinde Coranotto mène à vif depuis plus de dix ans maintenant, n’est pas sans raffermir notre sensibilité dans un monde où le vulgaire progresse à grands pas, ferment de sensibilités limées et mises aux normes. Accompagner cette entreprise de la tenue obstinée d’un bréviaire théorique qui voit l’artiste ausculter au scalpel sa propre pratique jusqu’à inventer, pour la "dire" au plus près des mots qui lui sont propres, néologismes qui évoqueront Rabelais aussi bien que Rudolf Steiner, voilà aussi qui n’est pas négligeable : actionner le sensible à tous crins n’interdit en rien que l’activité cérébrale se maintienne, et vive qui plus est.
Loin des modes, Clorinde Coranotto élabore en somme un univers bien à elle, fruit de sa fréquentation assidue de grands maîtres qui nous auront appris la liberté et la valeur insigne de l’échange, et dont elle transcende l’héritage sans le galvauder. Elle y gagne le statut d’authentique artiste, la générosité en prime et l’intellect en ébullition, pour la plus grande gloire de l’Expression, sous toutes ses formes.

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