À TOUTES FAIMS UTILES
Par Laurent Devèze, directeur de l’Institut supérieur des beaux-arts de Besançon Franche-Comté


Texte publié en 2014 dans le livre art nOmad se manifeste !

La rencontre avec art nOmad eut lieu pour moi au Salon de l’agriculture où nous pensions, comme école d’art, avoir notre place. art nOmad aussi.
La métaphore est celle de l’artiste comme paysan à moins que ce ne soit l’inverse. L’association fait sens ici plus que l’ordre logique, à en croire Hans Blumenberg, la métaphore contrairement au concept ne reniant rien de ses terres d’origine (Naufrage avec spectateur, Paris, L’Arche, 1994).

art nOmad cultive (j’emploie le mot à dessein) l’intrusion sociale non pour répondre à quelque injonction institutionnelle plus ou moins bien-pensante mais bien par volonté propre. Et c’est sans doute ainsi que la figure du paysan et du monde rural fait sens.
D’art nOmad on connaît la camionnette de l’épicier ou du boucher ambulants, synonyme d’espace rural dépossédé de source d’approvisionnement hors de son fonctionnement autarcique.
L’espace urbain rentable a tout vampirisé, au paysan ne reste que la voiture et les kilomètres jusqu’à la ville ou l’hypermarché.
En fait, force est de constater que, même sans embrasser le pessimisme aussi tragique que flamboyant d’un Depardon, par exemple, les quelques guimbardes brinquebalantes qui, contre les vents et les marées du marché, continuent à préférer entrer en commerce que vendre (mais qui se soucierait aujourd’hui du beau titre d’une antique revue ou de la nostalgie du très beau film Le Fils de l’épicier ?) ne constituent guère plus que des poches de résistance qui fatiguent.

Bref, une indication par métaphore nous est "livrée" (je persiste dans la polysémie), art nOmad délivre l’Art, ses formes et sa critique à la fois, là où l’on ne dit plus aux gens implicitement que : "Bougez-vous !" Forme culpabilisante, particulièrement obscène politiquement parlant, du "Débrouillez-vous tout seuls" évidemment sous-entendu.
art nOmad est nomade parce qu’il le veut, parce qu’il est sûr de son devoir d’occuper un terrain déserté.
Le nomade – et ce serait une lecture inverse assez plaisante de ce que l’on écoute partout – serait celui qui attire notre attention sur les recoins oubliés, les coins sombres de notre frénésie urbaine, un révélateur, comme on dit en chimie, ou un lapsus d’un discours heureusement incapable de tout verrouiller, un lapsus, en somme.
Portrait d’un Rom en psychanalyste : ce serait un fichu retournement. Le campement se ferait phare et permettrait de voir un lieu sans lui jamais vraiment vu.

Ainsi le nomadisme dont il est question ici serait celui qui dénonce le désert marqué par le klaxon incongru de sa camionnette, le dérisoire d’une résistance à une condamnation à mort culturelle dont Raymond Depardon dans ses films a décidé de nous conter patiemment la chronique. Nomade pour porter là où l’on ne l’attend même plus, voilà l’art contemporain et ses réflexions tous azimuts. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui ont oublié que l’érection des monuments aux morts qui marquent le coeur de nos plus petits hameaux est à la naissance de la commande publique :
"O tempora..."

Mais dans cette volonté d’être là où l’on n’est pas nécessairement le bienvenu, art nOmad assume une filiation polymorphe qui de Dada et de ses cabarets glauques au lettrisme ou au situationnisme, comme également à l’art brut, questionne radicalement les lieux de l’art comme si l’art avait son lieu duquel il lui faudrait bien sortir pour se libérer.
Et de songer alors au nomadisme implicite de la célèbre citation de Jean Dubuffet : "L’art n’aime pas dormir dans les lits faits pour lui."
Nomade comme le serait une demi-mondaine ou un gigolo qui ne raffolent rien tant que de se glisser dans des lits déjà tiédis, un rien adultérins, dans une logique de coucou.
Car le nomade – on le lui reproche assez – s’occupe des gens inoccupés... Lorsque tous les actifs sont partis à l’usine ou aux rendez-vous de Pôle Emploi et qu’il ne reste à la ferme que les vieux, les épouses ou quelques valides encore sur leurs tracteurs, le nomade intervient. Car le nomadisme dont il est question ici ne concerne pas seulement la friche territoriale mais aussi la friche psychologique ; il ne s’agit pas seulement de s’occuper des territoires mais aussi des gens qu’on semble avoir abandonnés.
art nOmad s’intéresse en premier lieu à ceux-là, non pas pour assumer bon gré mal gré une activité qui lui serait extérieure, obligatoire pour grappiller quelques subventions, ni même afin de répondre à un souci d’éthique personnelle, mais bien en tant qu’artiste, comprenant qu’il est essentiel pour le créateur d’aujourd’hui, s’il veut être contemporain précisément, de vivre parmi les siens, ce qui ne veut pas dire ses semblables.

Plus encore peut-être, ce nomadisme, de par la proximité inhérente qu’il crée, se mue, dans le meilleur des cas, mais sans qu’on le décrète jamais en préalable, en porosité.
Et là encore, il nous faut interroger une figure qui n’est peut-être pas à oublier dans la rubrique "images", trop souvent réputée éloignée du concept, celle de l’artiste et du paysan.

À un jeune exploitant À qui je hasardais le rapprochement entre sa posture et celle d’un artiste contemporain, celui-ci me répondit immédiatement : "Il y a au moins un point commun entre un jeune artiste et un jeune exploitant agricole, c’est la méfiance des banques à notre égard. Il faut être fou pour reprendre aujourd’hui une petite exploitation et être bien déraisonnable pour emprunter les chemins de la création."
La galéjade mérite un arrêt sur image, car en effet, un jeune ingénieur ou médecin profiteront de certains avantages de crédit interdits de fait aux jeunes artistes ou paysans qui ne rassurent guère les investisseurs sur la viabilité de leurs entreprises naissantes.

Certes, il y a des exceptions dans les deux cas, quelque chose comme le portrait de Jeff Koons en grand céréalier, mais ces cas isolés ne font que confirmer par leur rareté l’efficience de la loi générale : être paysan comme être artiste comporte une part de risque non négligeable, l’on peut toujours courir à sa perte et se ruiner même si on se sent digne héritier d’une filiation historique ou familiale prestigieuse.

Il ne s’agit pas là de filer par pure rhétorique une métaphore, mais bien d’en rendre raison.
Le land-art, dans sa volonté d’accompagner la nature tout en tentant de laisser une trace, approche jusque dans les techniques mobilisées pour ses réalisations l’art du paysan, son respect du sol comme son sens du temps.
Mais il y a peut-être plus encore : le paysan ne considère pas son travail comme seulement un métier mais comme un état. On ne fait pas le paysan ou l’artiste, on est l’un ou l’autre.
On pourra objecter que d’autres métiers peuvent s’exercer avec le sentiment de servir une cause, de s’incarner dans une tâche qui vous qualifie tout entier, mais rares sont les activités qui, immédiatement et pour tous, semblent évidemment toucher au moins autant sinon plus à l’être qu’à l’avoir. L’artiste est de celles-ci, comme la figure du paysan.
L’on pourrait gloser longuement sur le long apprentissage, les gestes répétés mille fois, vus et revus puis repris un jour, enfin maîtrisés à son propre compte, mais là encore on s’éloignerait en fait du sujet en le survolant sémantiquement. Analyser une métaphore au sens de Blumenberg ou, avant lui, de Rothacker n’est pas simplement la filer. Le paysan et l’artiste dans le nomadisme dont il est question s’entre-influenceraient, chacun pouvant trouver chez l’autre des postures fondamentales qu’il peine à saisir tout de go à l’intérieur de lui-même.
Le paysan éclairerait l’artiste qui rendrait plus nettes les lignes de force de la figure du paysan.
Le nomadisme ici deviendrait une nécessité : je vais ailleurs parce qu’en restant ici je me perds.
art nOmad écume les terres limousines en quête d’un sens commun, en quelque sorte, perdu par d’autres restés prisonniers de l’urbs et de ses institutions devenues pour le coup insensées car ignorant qu’il n’existe de vérité que mouvante et contagieuse, c’est-à-dire partagée. Et cette dernière phrase relève davantage de l’épistémologie (qu’on songe à la vérité des sciences aujourd’hui validée par une communauté) que de l’éthique.

Refuser la désertification culturelle, fuir l’assignation à résidence de l’art et s’entre-reconnaître entre artistes et paysans comme deux figures solidaires également résistantes, voici au moins sinon trois réponses, du moins trois pistes de réflexion qui vont permettre de saisir un peu mieux les raisons du nomadisme d’art nOmad.

Toutefois, le nomadisme n’est pas une simple fuite en avant, un exil perpétuel, car il s’agit bien pour art nOmad, mûr et fort de ses expériences, de revisiter et retraverser les institutions, de venir témoigner dans la Cité, ses lieux de présentation et d’apprentissage.
Or, comme nos villes, ces "lieux de l’art" ne reprochent pas tant aux nomades de se mouvoir et de passer au loin comme des agités que de les traverser, de s’arrêter un instant et pire, de profiter de cette sédentarisation provisoire pour faire des émules.
La ville hait le nomade qui s’installe un moment en elle sans jamais en accepter durablement les règles ni même rechercher une quelconque forme d’établissement définitif ou souhaiter qu’elle lui accorde une reconnaissance quelconque. Le nomade, en revenant, indique dangereusement au sédentaire qu’une autre vie est possible, et c’est en cela que la petite camionnette d’art nOmad est bien plus dangereuse pour l’institution que l’installation d’un squat dans son voisinage. En somme, il nous rejouerait le mythe de la caverne dont on doit se rappeler que le sens réside bien autant dans le retour du prisonnier éclairé qu’en sa fuite du monde des ombres.
Le paysan inquiète également parce qu’il n’est pas précisément marginal, et ce tout en cultivant les marges, comme l’artiste, en somme ; il questionne nos limites en dressant nos cartographies intimes ou économiques.

art nOmad serait donc nomade comme un Ulysse moderne qui saurait bien que le voyage n’est rien sans retour à Ithaque, du moins de temps en temps, ne serait-ce que pour le plaisir de massacrer quelques odieux "prétendants". Ne sursautez pas, ce n’est qu’une métaphore...

La brume se disperse dans la vallée et l’on peut voir maintenant s’éloigner doucement la carriole bruyante du petit épicier qui file vers Pamiers. La Germaine est bien contente depuis qu’ils ont fermé le bureau de poste et que le médecin est parti en retraite, c’est le seul être avec qui elle entre en commerce. Les premiers rayons éclairent enfin les Pyrénées, à l’horizon Montségur perce les nuages.
Avec la force qui émane de pareille terre elle se dit qu’elle tiendra bien encore jusqu’à demain.
Et son sourire semble à lui seul faire lever le soleil.

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